🗓️ Le 29 octobre 2025
🏁 Kilomètres : 198
Il fait un froid de canard au réveil ce matin. Le camp Blackbridge, situé dans une clairière au milieu d’une grande forêt vallonnée, est détrempé d’humidité. Je suis bien dans mon sac de couchage, je n’ai pas vraiment envie de quitter mon cocon. J’attrape mon téléphone et rassemble mes affaires en restant dans mon duvet, j’ai vraiment l’air d’une étrange chenille rampante. Je sors de mon cocon, je vérifie furtivement dans mon dos si j’ai des ailes de papillon qui ont poussé durant la nuit - et puisqu’il n’y a rien, je range mon matériel et sors de la tente. Mes camarades sont encore en train d’émerger doucement. Ma tente pliée et le petit déjeuner avalé, je me mest en marche 1,5 kilomètre en arrière pour retourner au gué où nous étions passés la veille afin de vérifier une dernière fois le niveau de l’eau avant qu’on ne se lance dans les gorges. C’est un peu embêtant de revenir en arrière mais, puisque je n’ai pas besoin de porter le sac à dos, les 3 kilomètres aller-retour seront vite effectués ; et surtout cela pourrait s’avérer vital, nous ne voulons certainement pas prendre de risques inutiles. En arrivant au gué, le niveau de l’eau est un peu plus bas que la veille, le bâton qu’avait planté Hal se trouvant 10 centimètres plus haut sur la berge. Pas de remous inquiétant, l’eau est claire - tous les feux sont au vert. Nous irons dans les gorges ! Les notes officielles à propos de cette section sont intimidantes, mais j’imagine qu’il est essentiel d’être réaliste sur les risques encourus pour ne pas que les gens s’aventurent dans les gorges sans être bien avertis.
De retour au camp, la moitié du groupe est déjà prête et l’autre moitié est encore affairée à ses préparatifs. Mon retour est le bienvenu, tout le monde est soulagé de savoir que le niveau de l’eau permet notre passage en sécurité. Hier soir, nous avions décidé que nous partirions tous ensemble à 7h, le temps de parcourir les gorges et qu’ensuite chacun marcherait à son rythme. Nous sommes douze au camp, deux ne veulent pas s’aventurer dans la rivière, nous sommes donc 10 à descendre le dernier kilomètre pour accéder au cours d’eau. Le chemin est boueux et glissant. Je marche en tête, suivi de Natalie qui vient du Colorado. Courte sur jambes, avec ses grandes lunettes et sa casquette léopard elle n’a pas l’air taillé pour l’aventure. Mais pourtant, elle a jusqu’à présent franchi tous les obstacles auxquels je me suis moi-même frotté et a conservé tout son enthousiasme. La nuit d’avant, elle et son groupe ont eux aussi passé la nuit sous l’orage et le racontent comme s’il s’agissait d’une heureuse félicité … c’est un sacré bout de femme qui possède certainement beaucoup plus de résistance qu’il n’y parait. Elle m’est très sympathique. En arrivant dans les passages boueux, je me contorsionne afin de ne pas me salir mais Natalie ne se formalise pas et s’immerge dans la boue jusqu’à mi-mollet. Elle extirpe sa jambe avec peine pour aller la replonger dans la bouillasse un pas plus loin ; le tout avec un visage affichant plaisir et dégoût à la fois. Elle me fait hurler de rire et semble d’autant plus amusée. Nous continuons notre descente, moi encore propre et Natalie avec de hautes chaussettes faites de terre glaise.
En arrivant en bas de la pente, nous découvrons une charmante petite rivière portant le nom de Mangapukahukahu. Le vallon dans lequel elle s’écoule est très encaissé et la forêt tout autour très touffue. L’air du matin est encore très frais et la rosée continue de perler sur les végétaux. Nous avons le sentiment d’avoir pénétré dans une antre, mais pas celle des enfers, bien au contraire. Une antre céleste où l’humain paraît n’avoir jamais pénétré. Un joyau intact. Nous comprenons que nous allons vivre une expérience merveilleuse ! Nous faisons les premiers pas dans une eau très fraîche mais les pieds s’y habituent vite. La froideur de l’eau n’a en vrai aucune importance, tant la beauté des lieux nous subjugue. Pas de piste, pas de route, pas de sentier ; pour les 2,5 prochains kilomètres, la rivière sera notre chemin. Nous passons d’un bord à l’autre selon la courbe du torrent en évitant les trous d’eau les plus profonds et en s’enfonçant de plus en plus dans les gorges dont la hauteur se révèle vertigineuse. Le sommet de la corniche doit se situer à plus d’une centaine de mètres de hauteur, mais sans jamais tomber directement à pic, les pentes escarpées étant recouvertes de végétation. Je marche en tête de file en ayant l’impression d’être un explorateur dans un monde nouveau. Les arbres fougères et les palmiers Nikau endémiques de la Nouvelle-Zélande qui recouvrent les deux versants bordant la rivière donnent une atmosphère presque préhistorique aux lieux ; je fais d’ailleurs remarquer aux autres que je ne serais pas surpris de voir un tyrannosaure débarquer !
À chaque virage, un nouveau tableau se découvre, révélant une nouvelle lumière, de nouvelles couleurs, de nouveaux végétaux ; un ruisseau jaillissant depuis une certaine hauteur créant une petite cascade ; un véritable mur végétal semblant avoir été créé de toute pièce ; un arbre géant dont les branches tombantes recouvertes d’un épais lichen se balancent au dessus de l’eau. Nos yeux ébahis se repaissent de ces scènes créées depuis la nuit des temps et pourtant si éphémères pour nous : elles sont là depuis des centaines de milliers d’années, nous les embrassons une fraction de temps, elle seront là encore pour une éternité, de la manière dont le Temps en décidera. Cela fait prendre conscience de la place de l’Homme au milieu de cette nature, Homme qui était avant toute chose un animal en symbiose avec son environnement jusqu’à ce que son cerveau ne se développe (nous sommes en droit de se demander si les humains avec certains pouvoirs ont vraiment un cerveau bien développé, mais là est un tout autre sujet).
Nous descendons le lit de la rivière depuis quasiment deux heures lorsque l’obstacle principal de la journée se présente à nous. La rivière Mangapukahukahu dans laquelle nous sommes se jette dans un autre cours d’eau plus important appelé Waipapa. Lors d’épisodes pluvieux très forts, son débit doit effectivement être effrayant comme en attestent les rochers nus tout autour, mais aujourd’hui la rivière n’est qu’une anicroche sur notre parcours. Nous nous félicitons tous de ne pas avoir pris le détour, nous aurions vraiment manqué quelque chose de fabuleux ! Après avoir traversé la rivière, le groupe s’égrène et je me retrouve avec Hal, Natalie, Mattéo (un jeune français de 22 ans) et Ben (un allemand de 28 ans). Nous suivons le sentier vers l’est en amont de la rivière Waipapa qui se divise en deux bras, l’autre bras Mangapa se dirigeant vers le nord. Il est indiqué dans les notes que “le sentier souffre de dégâts conséquents causés par un gros orage en 2023” et effectivement, ça ne ressemble que très peu à un sentier. Nous devons grimper cahin-caha sur des pentes glissantes, redescendre chaotiquement, se glisser sous des arbres déracinés, se frayer un passage dans les végétaux touffus … alors que le lit de la rivière à notre gauche semble plat et beaucoup plus praticable. Je relis les notes et il est mentionné que nous pouvons randonner sur le sentier OU dans le lit de la rivière. Le décision est vite prise, nous retournons dans l’eau. En plus d’être plus facile, c’est aussi bien plus amusant. Nous devons passer quelques trous d’eau où Natalie s’enfonce plus que les autres, mais ne se plaint jamais. Après un kilomètre et demi, le chemin s’éloigne de la rivière, nous sortons donc de l’eau et commençons à grimper sur une crête. Cette partie du sentier est intacte et des escaliers aménagés de plus de 600 marches permettent de suivre la crête en continu. Arrivés au sommet, nous suivons un chemin forestier sur 10 kilomètres et arrivons au camp du soir où ceux qui ont fait le détour de la forêt peuvent nous retrouver. Je me sens particulièrement fatigué ce soir, je n’ai pas encore pris de jour de repos. J’en ai planifié un après-demain. Cela fait déjà 9 jours que je marche en continu.
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